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Servir l'entreprise, non les dirigeants

Il y a près de cinq ans, un vote mémorable des actionnaires de Nestlé marquait un tournant dans l'économie helvétique. Depuis, ACTARES n'a pas cessé de taper sur le clou, contribuant à un changement de mentalité en matière de gouvernance d'entreprise.

par Christian Campiche

Ce 14 avril 2005, l’ambiance est particulièrement électrique au Palais de Beaulieu à Lausanne. Le groupe Nestlé a convoqué une Assemblée générale dont l’ordre du jour annonce des débats tendus. Les représentants d’ACTARES soutiennent la fondation Ethos qui a déposé trois résolutions demandant différentes modifications de statuts. Les actionnaires contestataires veulent obtenir notamment l’interdiction du cumul des fonctions qui permet au président de la Direction générale de présider en même temps le Conseil d’administration. Ils ne seront pas déçus. Le résultat du vote est spectaculaire: «seuls 51% des votants suivent la recommandation du Conseil de rejeter l’interdiction statutaire du cumul des fonctions, et ceci malgré des pressions considérables exercées sur les actionnaires, notamment des menaces de démission collective du Conseil en cas d’approbation de la résolution», commente Marc Ferry, jeune avocat lausannois, auteur d’un mémoire en 2005 sur la question.

Double casquette

Le même Marc Ferry conclut que «même si au
terme des 4h30 d’assemblée générale, M. Brabeck-‑
Letmathe obtint la double casquette, le message des actionnaires a été suffisamment clair pour que la réaction de la société soit immédiate: Nestlé a assuré que le cumul ne durera pas plus de deux ans et que
le Président/CEO renonçait finalement à siéger au Comité de rémunération». ACTARES peut mesurer à ce succès le chemin parcouru depuis la création de CANES, la Convention des actionnaires de Nestlé, dont elle est l’héritière. En 2000, CANES a fusionné avec l’association des actionnaires critiques d’UBS. Comme le souligne Catherine Herold la Présidente d’ACTARES sur le site de l’association (www.actares.ch), le rapprochement est né du besoin d’élargissement du champ d’activité des deux entités qui, «depuis leur fondation, tentent de lutter contre l’anonymat dans lequel évoluent les petits actionnaires et portent des préoccupations sociales et environnementales».

Rôle citoyen

Catherine Herold: «Dès 1996, deux ébauches de projets sont envisagées: celle d’une société suisse d’éthique des entreprises et celle d’une association d’actionnaires. La deuxième piste est choisie […]. La démarche d’ACTARES se fonde sur l’économie durable, laquelle repose simultanément sur trois pieds: économique, social et environnemental. Pour nous, toute entreprise est un élément de la société: elle a une incidence sur de nombreux partenaires. Elle ne peut éluder son rôle citoyen.» Directeur d’ACTARES, le Neuchâtelois d’adoption Roby Tschopp complète: «Au début, il s’agissait encore de construire les outils d’analyse de la durablité pratiquée par les entreprises. En 2002, seules six des grandes sociétés suisses ont publié un rapport de durabilité, rapports dont l’analyse et la comparaison ont fait l’objet en 2003 d’un rapport d’ACTARES. L’année précédente, ACTARES avait effectué une recherche par questionnaire sur l’égalité des chances hommes-‑femmes auprès de cinq entreprises (sur
30 sollicitées). Dans cette phase, les membres d’ACTARES soulevaient comme aujourd’hui des thèmes auprès des entreprises, mais exerçaient leurs droits de vote conformément aux recommandations d’Ethos.» A partir de 2006, poursuit Roby Tshopp, «ACTARES a mis en oeuvre ses propres directives de vote, qui aboutissent à des positions différentes que celles d’Ethos. Elles sont systématiquement appliquées aux 20 sociétés du SMI. Cela correspond à un recentrage des activités d’ACTARES sur l’activisme, la recherche étant laissée aux institutions spécialisées. ACTARES utilise le travail de Centre Info, collabore au besoin avec des universités et des hautes écoles spécialisées. Cela ne l’empêche pas de de temps à autre les sociétés du SMI, mais sur des questions très ponctuelles et sans prétention scientifique.»

Grande mutation

Activisme, économie durable: le fil rouge de l’engagement d’ACTARES, comme celui d’Ethos d’ailleurs, ressemble à première vue au programme d’un mouvement altermondialiste, pourtant il n’est en rien incompatible avec certains grands principes libéraux. Bien au contraire. L’association n’est-‑elle pas formée au départ de détenteurs de titres Nestlé et UBS dont le but premier n’est pas de voir s’effondrer le cours? La philosophie d’ACTARES, qui compte aujourd’hui plus d’un millier de membres, en constante augmentation, s’inscrit dans l’évolution de la gouvernance d’entreprise telle qu’on peut l’observer depuis une vingtaine d’années. C’est que l’économie mondiale, secouée par une série de crises, est en pleine mutation. Le désarroi du système est particulièrement profond depuis le début du millénaire. 2001 n’est pas seulement l’année des attentats de New York mais aussi celle de la faillite du courtier en énergie américain Enron, la plus grande de l’histoire. En 2002 et 2003, Arthur Andersen, Worldcom, Parmalat et d’autres groupes considérés comme des modèles de gestion économique succombent à leur tour, révélant de graves défaillances dans les mécanismes de gouvernement d’entreprise. Les sociétés de révision sont montrées du doigt. En 2002, l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economiques) livre un constat accablant: les risques ont été délibérément dissimulés pendant des années. L’organisation basée à Paris a édicté en 1999 pour la première fois des principes de gouvernement d’entreprise destinés à apporter aux pouvoirs publics, aux autorités de contrôle et aux intervenants des marchés, des indications spécifiques pour améliorer le dispositif juridique, institutionnel et réglementaire sur lequel repose le gouvernement d’entreprise, en particulier dans le cas des sociétés cotées.

Confiance entamée

L’éclatement des affaires provoque une réaction de fond. Les actionnaires, créanciers et employés ont été lésés par les nombreux scandales financiers - en Suisse, on songe surtout à Swissair et à UBS. Il s’agit donc de redonner confiance à la base par la mise en place de réformes radicales dans la gouvernance d’entreprise au sens anglo-‑saxon du terme. Ce n’est pas pour rien que l’avocat lausannois Jean-‑Luc Chenaux inscrit la gouvernance dans le concept du développement durable, qui recouvre un ensemble de valeurs englobant la maîtrise des risques et le respect des règles sociales et environnementales. Le coeur même de la philosophie d’ACTARES. Les opérations menées ces dernières années par ACTARES reflètent cette prise de conscience globale. En 2006, ACTARES prend part à la consultation concernant la privatisation de Swisscom et propose de retirer le géant bleu de la Bourse. Actionnaire majoritaire, la Confédération aurait ainsi les coudées franches pour vendre Swisscom à un partenaire solide en termes technique et financier. «Cette configuration, précise ACTARES, serait beaucoup plus à même de servir de rempart contre une reprise hostile qu’un actionnariat trop morcelé».

Interventions critiques

En 2007, ACTARES réalise une enquête révélant que la moitié des plus grandes entreprises de Suisse financent les partis politiques. En 2008, l’association multiplie les interventions critiques, mais trop souvent ignorées par les médias, lors des assemblées générales de grandes sociétés cotées en Bourse. Roche et Novartis sont successivement interpellées sur la question des transplantations d’organes en Chine. Puis c’est Syngenta et sa politique en matière d’OGM qui passent sur le gril. Parallèlement, ACTARES demande un moratoire sur les agrocarburants et renouvelle ses critiques sur
le Paraquat, un insecticide hautement toxique. A
l’Assemblée de Zurich Financial Services, ACTARES intervient pour s’assurer de la sincérité de l’assureur qui vient de lancer une «initiative climatique». Enfin ce sont les grandes banques qu’elle épingle suite aux énormes amortissements dus à la crise hypothécaire aux Etats-‑Unis. Credit Suisse et UBS maîtrisent-‑ils les risques?

Patrons mégalomanes

En 2009, ACTARES est à nouveau au front avec Ethos, cette fois dans la polémique sur les rémunérations des dirigeants. Le krach financier a relancé la réflexion entamée en 2002 avec l’adoption, aux Etats-‑Unis, de la loi Sarbanes-‑Oxley qui rend les dirigeants pénalement responsables des comptes publiés tout en assurant l’indépendance des auditeurs. Une ère s’achève, qui a vu des patrons mégalomanes régner sans limite et sans partage sur des sociétés dans lesquelles personne n’osait poser des questions embarrassantes. A l’Assemblée de Nestlé, le 23 avril 2009, la pression cumulée d’ACTARES et Ethos contraint la multinationale à ouvrir le débat dans l’attente de l’issue de la révision en cours du droit des sociétés. Nul doute: si ACTARES et Ethos n’existaient pas, il faudrait les inventer. Il reste beaucoup à faire mais à force de taper sur le clou, ces deux entités ont contribué de manière réelle à la création d’un climat plus favorable à la transparence dans les sociétés cotées en Bourse. Tant les nouvelles dispositions du Code des Obligations, entrées en vigueur en 2007, que le Code de bonne pratique introduit par l’association faîtière economiesuisse en 2002, et adapté en 2007, attestent de la volonté de placer les intérêts de l’entreprise avant ceux des dirigeants.

Journaliste et écrivain, auteur de l’ouvrage «Le krach mondial - Chronique d’une débâcle annoncée -
Et après?» Editions de L’Hèbe, 2009.

Jalons du parcours d’ACTARES

2000 Assemblée générale constitutive, le 15 mars à Fribourg. D’anciens membres de CANES (convention des actionnaires de Nestlé) et de l’association des actionnaires critiques d’UBS, toutes deux dissoutes depuis, fondent ACTARES.

2002 ACTARES mène avec le bureau «UND» une étude fouillée sur l’égalité hommes-‑femmes au sein des entreprises les plus importantes cotées à la Bourse suisse.

2003 Les rapports de durabilité des six premiers grands groupes suisses qui ont pris l’initiative d’en publier sont analysés et comparés par ACTARES.

2005 ACTARES élabore ses propres lignes directrices de vote lors d’assemblées générales, qui lui permettront désormais d’adopter des positions de vote différentes de celles d’Ethos, appliquées jusqu’alors.

2007 L’ensemble des sociétés incorporées dans le «Swiss Market Index» fait désormais systématiquement l’objet des recommandations de vote d’ACTARES.

2008 La tourmente d’UBS préoccupe beaucoup ACTARES, très active sur le dossier. Le nombre de voix représentées en Assemblée générale atteint un niveau record.